MR TEA-POKANSON est psychologue de son état. Il aime boire du vin blanc dans les bolées de cidre, toujours jouer les mêmes numéros au loto et lire la dernière page des polars avant même de les commencer. Mais là n’est pas la question. Aujourd’hui, dans son cabinet donnant sur le Wellington Square, MR TEA-POKANSON va tenter dans savoir un peu plus sur sa cliente, miss MAYA WHITE. C’est la personne qui nous intéresse. Miss MAYA WHITE est une jeune australienne de vingt-quatre ans, mais qui préfère dire qu’elle a « la vingtaine ». Elle aime acheter de nouvelles chaussures, boire beaucoup de café et écouter de la musique très fort. Nous sommes le 30 août 2010, il est quinze heures dix-huit. Nous vous passerons les convenances polies et gênées des débuts de conversation, bonjour, comment allez-vous, pour entrer dans le vif du sujet.


MR TEA-POKANSON A présent que nous nous connaissons un peu mieux, je vais vous demander de me raconter d’où vous venez, de me décrire votre famille, vos études, de me parler de votre passé somme toute.

MAYA Ah ouais, rien que ça. Je vais me casser la binette hein, et commencer par le début. Oui, je dis « casser la binette » et j’assume complètement, je tiens à réhabiliter les expressions vieillottes dans mon vocabulaire. Les expressions à la mords-moi l’nœud, comme on dit. Donc, où en étais-je… Ah, je n’avais même pas commencé.

Maya marque une pause, se triture les doigts, se mord les lèvres, plisse le front.

MAYAJe suis née le 20 Novembre 1986. J’ai la vingtaine, quoi. J’ai vu le jour à Perth, j’y vis encore aujourd’hui, mais je n’ai pas toujours habité ici, mais ça j’y viendrai plus tard sinon je vais m’embrouiller. On était neuf dans la famille. Papa, maman, et les gosses. Sept mioches en tout. Sept petits morveux diaboliques, démoniaques, hystériques et hyperactifs, prêts à foutre le bordel n’importe où, n’importe quand. Toujours à se crêper le chignon, faire des batailles de purée, casser la porcelaine, déchirer les cahiers, donner de la pizza au chien et attacher des casseroles à la queue du chat des voisins. Une sacrée marmaille. Rebecca, Caleb, Maya, Kaeden, Heaven, Justin et Matthias. La sportive, le chieur, la gueule d’ange, le timide, les jumeaux infernaux et le petit dernier, aussi jeune que machiavélique. Allez pas me faire dire ce que j’ai pas dit hein, j’aimais beaucoup mes frères et ma sœur, mais… Disons que dans ce genre de famille très nombreuse, on se sent forcément un peu… Etouffé. On a besoin de respirer Et pourtant, je n’étais pas la plus à plaindre. Mes frangins se plaisaient à répéter que j’étais la préférée des parents. Je n’étais pas d’accord, ce n’est vraiment pas ce que je voulais. A vrai dire, je faisais même tout pour éviter ce statut. Je n’avais qu’une seule envie, quitter le cocon familial qui m’entravait plus qu’autre chose.

Maya se tait, encore. Elle a parlé vite, avec forces mimiques, en enroulant ses cheveux autour de ses doigts, recueillant son menton dans le creux de ses mains. Elle n’aime pas regarder Mr Tea-Pokanson en face. Il l’observe, et elle reprend son histoire, toujours en gesticulant pour souligner ses propos.

MAYA J’ai vécu dix-sept ans, comme ça. Et à dix-sept ans, l’âge où on n’est pas sérieux, je me suis fait la malle et j’ai quitté cette maison trop chaotique, trop désorganisée. J’avais besoin d’air. Je suis partie vivre en coloc avec ma meilleure amie. Une certaine Rosie, une vraie pile. Elle, elle était fille unique, et elle avait aussi cette incontrôlable envie de bouger. On a vécu un an toutes les deux, à l’autre bout de la ville. La dolce vita. J’vous jure, l’appart me semblait un vrai havre de paix après la maisonnée farcie de petits morveux dans laquelle j’avais vécue ces dix-sept dernières années. Là, c’était un vrai bonheur. Kaeden me rendait souvent visite, donc je ne me sentais pas complètement coupée de ma famille. Kaeden avait toujours été mon frangin préféré. C’était le plus calme, le plus posé. Le seul aux cheveux châtains, aussi. Il n’a qu’un an de moins que moi. Je le vois encore beaucoup aujourd’hui. D’ailleurs, il faudra que je vous raconte, pour son correspondant…

Les joues de Maya rosissent, ses yeux s’allument, elle sourit, gourmande, à la simple pensée d’évoquer le fameux colocataire et correspondant de son frère. Elle doit se taire quelques instants pour reprendre le fil du récit, déboussolée. Mr Tea-Pokanson la regarde toujours, il a l’air vaguement amusé par cette jeune femme tout émoustillée en face de lui.

MAYA Oui, donc, je disais… Rhaaa, j’ai vraiment la mémoire courte, c’est ridicule. Mon frère me dit souvent que le ridicule ne me fait pas peur. Je suis bien d’accord. Comme disait oncle George, le ridicule ne tue pas. Ah, voilà, Rosie, la colocation, les études. Je voulais intégrer une école de journalisme, pour bosser à la rédaction d’un magasine musique. J’en connaissais un rayon, à l’époque. Enfin, j’ai rien perdu de ces connaissances-là puisque maintenant je bosse chez un disquaire, ça entretient, mais bon. J’ai vécu un an dans ce petit appart, avec cette fille que je considérais comme ma meilleure amie. Donc, à dix-huit ans, j’ai dû commencer à réfléchir à mon inscription à l’Université. Une fois n’est pas coutume, j’étais über-stressée. J’avais vraiment envie d’étudier le journalisme, mais j’avais peur de m’engouffrer dans cette voie, le côté définitif de l’inscription me retenait. Avec Rosie, qui était dans le même cas que moi, on a beaucoup réfléchi. Et on est parvenues à une conclusion qui pouvait paraître démesurée, mais qui sur le coup ne nous a pas paru si invraisemblable que ça. On voulait voyager, c’était tout. Et ça s’est fait. J’en avais à peine parlé à mes parents, de peur qu’il ne m’empêche de partir, n’évoquant que très vaguement le sujet. Nous n’étions censées partir que deux mois, au Japon. Au final, notre voyage aura duré quatre ans. On a fait le tour du monde, toutes les deux. On a fait le Japon, les Philippines, la Chine, le Moyen-Orient, le Kenya, le Sénégal, le Sahara, la Namibie, le Maroc, les Pays de l’Est, les pays Nordiques, la France qui nous a emballées, le Royaume-Uni, l’Islande, le Canada, le tour des States, le Guatemala, le Canal de Panama, le Brésil, l’Argentine, le Chili, on a sillonné les routes, les sentiers, les montagnes, les mégalopoles, on a écumé les bars, les maisons d’hôtes et les parcs, on a rencontré des gens incroyables, par exemple ce norvégien qui pouvait rester dix minutes en apnée dans l’eau gelée, où cette française dont nous avions compté les conquêtes et établi le chiffre faramineux de mille six-cents quatre-vingts trois, c’était fou. Ce voyage m’a complètement dépoussiérée de mon enfance étouffée par six autres gamins, et je suis rentrée dans un état de béatitude total. Je n’ai pas pris de photos, et j’ai très peu parlé de ce qui s’est passé pendant ces quatre ans autour de moi. Non pas que j’aie quelque chose à cacher, non, mais je veux garder tous les détails de cette excursion pour moi. C’est mon voyage.

Les yeux dans le vague, Maya sourit vaguement, et son sourire flotte au milieu de ce visage pâle aux joues doucement rosies par les souvenirs.

MAYA Et puis en revenant, je me suis dit qu’il était temps de m’y mettre pour de bon, à ces études. Je me suis inscrite dans une école de journalisme, avec toujours cette ambition d’écrire dans un magazine musique. Rosie est restée en Amérique du Sud, avec un argentin muy caliente qu’elle a rencontré là-bas. Elle m’envoie une carte, de temps en temps. Je vois toujours très souvent mon frère. Autant pour lui que pour son correspondant d’ailleurs. Oui donc, le fameux correspondant dont je vous parlais tout à l’heure. Un français, ils se sont connus par l’intermédiaire d’un journal ou je ne sais quoi, d’ailleurs il faudrait peut-être que je pense à m’inscrire si je veux rencontrer de beaux étrangers moi aussi, une revue qui organise des échanges entre l’Europe et l’Australie. C’est comme ça que Brice a atterri chez Kaeden, pour mon plus grand plaisir. Ce-dernier m’a formellement interdit de l’approcher, et je ne suis pas prête de l’écouter. Après tout de nous deux c’est moi l’aînée. Bon, pour l’instant Brice n’a pas l’air très coopérant, mais il y a un début à tout, et je finirai bien par le charmer. Quand je le veux, rien ni personne ne me résiste.


Mr Tea-Pokanson fronce légèrement les sourcils. Maya White est décidemment une fille bizarre. Il a remarqué son sourire constant et ses yeux rieurs qui la présentent comme une optimiste incontestée. Elle parle beaucoup sans s’attarder sur ses sentiments et ressentiments, toujours en gesticulant, en se trémoussant sur son siège, refoulant avec peine une énergie sautillante de jeune fille turbulente et attachante. Elle parle fort, se balance visiblement de ce que les autres pensent d’elle, met les pieds dans le plat et y saute même à pieds joints, semble apporter beaucoup d’importance aux relations d’amitié mais se pâme sans conteste devant le charme incorrigible des mâles. Un tout petit bout de femme.